Entrevue avec Caroline Colijn, Ph. D., Chaire de recherche du Canada 150 en modélisation mathématique de l’évolution des agents pathogènes et santé publique à la Simon Fraser University et Sarah Otto, Ph. D., professeure de zoologie à la University of British Columbia.
À la fin de décembre 2020, lorsque les premiers variants préoccupants du SRAS-CoV-2 ont été identifiés, le Réseau canadien de génomique COVID-19 (RCanGéCO) a constitué un groupe d’experts en modélisation mathématique pour travailler avec des groupes de santé publique chargés de séquençage génomique. Ce groupe chargé de modélisation collabore également avec le Comité d’échange des données du RCanGéCO pour orienter l’utilisation des données produites dans le cadre du RCanGéCO pour la modélisation de différents résultats de la pandémie de COVID-19, offrant ainsi de l’information vitale aux chercheurs et aux décideurs en santé publique.
Caroline Colijn, Ph. D., et Sarah Otto, Ph. D., modélisatrices mathématiques, expertes en épidémiologie et en évolution des pathogènes, sont deux membres essentielles de ce groupe. Dans le contexte de la COVID-19, elles modélisent l’évolution des variants du SRAS-CoV-2, à la fois les variants préoccupants et les variants d’intérêt. Mme Colijn, Ph. D., est titulaire de la Chaire de recherche du Canada 150 en modélisation mathématique de l’évolution des agents pathogènes et santé publique à la Simon Fraser University. Mme Otto, Ph. D., est professeure d’université Killam en biologie évolutive à la University of British Columbia.
Nous leur avons demandé de nous parler du rôle de la modélisation mathématique et de la génomique dans la lutte contre la COVID-19.
« Les mathématiques nous aident à comprendre les répercussions de notre logique et de notre réflexion et nous révèlent lorsque notre intuition fait fausse route. » – Sarah Otto, Ph. D.
« Avec le dernier variant préoccupant, Omicron, les modèles peuvent aider à déterminer les répercussions probables du variant sur la pandémie au Canada et dans d’autres pays. » – Caroline Colijn, Ph. D.
Comment la modélisation mathématique nous aide-t-elle à lutter contre la pandémie?
Mme Colijn : La modélisation nous aide à synthétiser l’information dont nous disposons. Cette information peut comprendre ce que nous savons de la durée d’une infection, du nombre moyen de personnes qu’une personne infectera probablement et des interventions actuellement possibles (p. ex., les vaccins). La modélisation mathématique est une façon de rassembler toute cette information en une représentation que nous pouvons corriger pour voir ce qui se produit et explorer les effets de nos hypothèses.
Mme Otto : Les modèles mathématiques nous aident à projeter ce qui pourrait survenir avec l’évolution de la pandémie. Les pandémies sont des exemples classiques dans lesquels de très nombreux facteurs entrent en jeu — des mutations et des changements dans le comportement, par exemple — et peuvent influencer leur progression. Les mathématiques nous aident à comprendre les répercussions de notre logique et elle révèle les cas où notre intuition est erronée.
Comment la modélisation mathématique est-elle utilisée pour lutter contre la COVID-19?
Mme Colijn : L’une des utilisations qui fait couler beaucoup d’encre est la prévision des cas. Dans quelle direction allons-nous? Jusqu’où le nombre de cas pourrait-il augmenter dans six semaines? La modélisation s’apparente à des phares dans la nuit qu’à une boule de cristal; elle nous aide à voir la route devant nous. Nous ne pouvons pas prédire le comportement des gens, mais la modélisation sert à comprendre ce qui arrive avec les cas, les hospitalisations, le nombre de cas aux soins intensifs et les décès. Elle sert à estimer l’efficacité des vaccins. Elle sert également à évaluer les effets des interventions, comme la distanciation et les masques, pour indiquer la direction dans laquelle nous nous engageons.
Comment les données génomiques sur le SRAS-CoV-2 sont-elles utilisées pour suivre les variants préoccupants et les variants d’intérêt au Canada et ailleurs dans le monde?
Mme Otto : Nous suivons non seulement la propagation de la maladie d’une personne à une autre à l’aide des mathématiques, mais aussi l’évolution des sous-types du virus, en particulier des variants préoccupants qui augmentent le taux de transmission ou d’autres propriétés importantes de la maladie. Il faut des données génomiques pour nous dire s’il y a une divergence dans une version du virus d’une personne par opposition au virus d’une autre personne. Ensuite, ces données peuvent être utilisées dans des modèles lorsque nous pouvons déceler des différences dans le taux de transmission.
Mme Colijn : Ces différences pourraient être des différences dans le taux de transmission, ce que nous avons vu avec les variants Alpha et Delta. Ces différences exercent une profonde influence sur la pandémie. Si nous n’avions pas eu ces augmentations de la transmissibilité, nous serions dans une situation différente. Avec le dernier variant préoccupant, Omicron, les modèles peuvent aider à déterminer les répercussions probables du variant sur la pandémie au Canada et dans d’autres pays.
Lorsqu’il est question des données génomiques du SRAS-CoV-2 et des données contextuelles connexes, pourquoi est-il important d’accroître l’accès aux données et leur échange?
Mme Otto : C’est extrêmement important. Nous devons échanger des données de plusieurs régions pour deux raisons. La première, nous n’avons pas le pouvoir de détecter les tendances si nous disposons d’un petit ensemble de données provenant d’une seule région. Nous sommes mieux en mesure de détecter les changements si nous avons des données génomiques partagées entre les provinces et les pays. Deuxièmement, nous devons observer le même type de modèles à plusieurs endroits pour répondre à des questions comme les suivantes : les caractéristiques uniques d’un variant du virus (comme Alpha ou Delta) font-elles augmenter les cas ou s’agit-il simplement de l’effet du hasard (p. ex., un événement superpropagateur comme un concert)?
Mme Colijn : Si nous disposons d’un plus grand nombre de données de plusieurs endroits, nous pouvons avoir plus de données plus rapidement et nous pouvons comprendre la situation plus vite. C’est ce qui confère une puissance statistique. Cela ne veut pas nécessairement dire rendre toutes les données publiques. Il existe des structures de gouvernance des données qu’il faut utiliser et qui peuvent l’être pour protéger les renseignements personnels, tout en nous permettant de comprendre rapidement ce qu’un nouveau variant peut faire.
Quelle a été la plus grande difficulté dans l’élaboration de modèles informatifs sur la COVID-19?
Mme Colijn : L’une des plus grandes difficultés n’est pas de savoir combien d’infections nous détectons. Les estimations varient considérablement et certaines estimations disent qu’en raison des tests symptomatiques, nous trouvons plus de 100 % des infections symptomatiques parce que nous trouvons également certains asymptomatiques. D’autres estimations disent que nous ne trouvons qu’un cinquième à un tiers des infections et cela fait une énorme différence lorsque nous pensons au degré d’immunité de la population. Pour le moment, cette incertitude influence notre compréhension du variant Omicron, parce qu’elle se répercute sur notre façon d’interpréter la croissance rapide d’Omicron en Afrique du Sud.
Mme Otto : Au début, nous ne savions rien et il y avait beaucoup d’incertitude. Nous ne savions pas comment le virus se transmettait. Nous ne savions pas combien de temps durait une infection. Nous ne savions pas combien de nouveaux cas découlaient généralement de chacun des cas. Nous ne savions même pas si nous pouvions être infectés par une personne asymptomatique. Dès les tout débuts, les modèles ont servi à estimer ces éléments inconnus et tenir compte de cette incertitude.
Quelles sont les idées fausses les plus répandues sur l’utilisation possible de la modélisation pour orienter la prise de décisions pendant une pandémie? Les gens présument-ils que les modèles prédictifs sont soit exacts, soit faux?
Mme Otto : Les modèles ont été notre meilleur guide de ce à quoi nous devions nous attendre au cours des quelques prochaines semaines et prochains mois à venir. Je suis très heureuse lorsque nos modèles ne fonctionnent pas parce qu’ils ont sonné l’alarme et mené à des changements dans le comportement qui ont permis d’éviter une flambée.
Mme Colijn : Exactement. Vous ne diriez pas : « les phares de mon auto avaient prédit que je tomberais d’une falaise, mais je ne l’ai pas fait, donc mes phares sont inutiles et je ne les utiliserai pas la prochaine fois ». Je pense qu’une autre idée fausse est que les modèles mathématiques pourraient être utilisés pour répondre à des questions éthiques et des questions de valeurs. Les modèles peuvent aider à définir les questions et à comprendre l’impact possible des décisions, mais ils ne peuvent pas répondre à des questions éthiques ni à des questions de politique dans leur contexte.
Comment pensez-vous que la vaccination des enfants de 5 à 12 ans changera-t-elle les modes de propagation du SRAS‑CoV‑2 au Canada?
Mme Colijn : Il s’agit d’une autre couche de protection pour eux en tant qu’individus et la vaccination a des avantages indirects à l’échelle des populations parce qu’elle freine la transmission. Cette nouvelle couche de protection contribuera à empêcher le virus d’atteindre les autres personnes non vaccinées.
On a beaucoup parlé du passage d’une phase pandémique à une phase endémique. Que cela veut-il dire pour le Canada et sa population?
Mme Otto : Je crois que le SRAS-CoV-2 est là pour de bon. Nous ne parviendrons pas à l’éliminer de la population humaine. Nous savons également qu’il y a d’autres réservoirs animaux autres que les chauves-souris. Les cerfs étudiés aux États-Unis ont une incidence très élevée du virus, il ne va donc pas disparaître. Cependant, dans le contexte des personnes immunisées, je pense que la situation est beaucoup plus sûre maintenant parce que nos systèmes immunitaires sont stimulés.
Mme Colijn : Nous n’aurons pas une immunité collective idéalisée qui mène à l’éradication. Je crois cependant que nous aurons un très haut degré d’immunité dans notre population qui nous donnera une sorte d’immunité collective pratique qui nous permettra en grande partie de rouvrir sans menace pour nos systèmes de santé.
Le séquençage génomique a joué un rôle crucial dans la réponse mondiale à la COVID-19, ce qui nous a permis de suivre l’évolution du virus SRAS-CoV-2 à une vitesse incroyable. Quel rôle pensez-vous que la surveillance génomique pourrait jouer dans les pandémies futures?
Mme Colijn : Le séquençage génomique est devenu beaucoup moins coûteux et beaucoup plus rapide. À l’avenir, nous pourrons avoir une surveillance rapide en temps réel du virus, de même que d’autres agents pathogènes respiratoires, intégrée aux activités de la santé publique de même qu’aux systèmes de recherche pour que les résultats soient exploitables. C’est là une vision et non une prédiction. Mais j’espère que c’est ce qui se passera.
Mme Otto : Il est à espérer que les progrès que nous avons faits entraîneront une meilleure surveillance des virus et des réservoirs fauniques et permettront un échange plus rapide des données et des analyses. La génomique continuera de jouer un rôle clé dans le suivi de l’évolution des virus comme le SRAS-CoV-2.
Le Réseau canadien de génomique COVID-19 (RCanGéCO) a pour mission de relever le défi de la COVID-19 en produisant les données accessibles et utilisables des génomes viraux et humains pour orienter les décisions stratégiques et les décisions en santé publique, et mettre au point des traitements et des vaccins. Ce consortium pancanadien est dirigé par Génome Canada, en partenariat avec les six centres de génomique régionaux, le Laboratoire national de microbiologie et les laboratoires provinciaux de santé publique, les centres de séquençage du génome (par le truchement de CGEn), les hôpitaux, les universités et l’industrie dans l’ensemble du pays.